La Cour de cassation a conclu, dans son arrêt de rapprochement des deux arrêts des cours d’appel d’Istanbul, du 12 octobre 2022, que le tribunal étatique turc est compétent pour statuer sur les contestations relatives à une mesure provisoire ordonnée par un tribunal étatique turc dans le cadre de différends impliquant un élément d’extranéité.
Selon les faits du premier arrêt (15eme ch. civ. Cour d’appel d’Istanbul), une demande visant à bloquer l’appel des garanties a été déposée auprès du tribunal de première instance dans le cadre d’un litige comprenant un élément d’extranéité, une clause compromissoire et la place d’arbitrage à Genève. La demande en mesures provisoires a été acceptée par le tribunal. Une procédure arbitrale a été ensuite lancée devant la CCI. À la suite de la contestation de la mesure par l’une des parties devant le tribunal étatique, la partie adverse a affirmé que l’instance compétente en matière de contestation n’était pas le tribunal étatique mais le tribunal arbitral. Le tribunal de première instance était du même avis. La décision est interjetée en appel. La 15ème chambre civile de la Cour d’appel d’Istanbul a annulé la décision du tribunal de première instance en estimant que le tribunal étatique était compétent.
Dans le deuxième arrêt (45eme ch. civ. Cour d’appel d’Istanbul), une contestation du bien-fondé d’une mesure provisoire accordée par un tribunal turc a été formulée devant ce même tribunal alors qu’une procédure arbitrale était en cours en Algérie. La partie adverse a soutenu que le tribunal arbitral était compétent pour traiter cette contestation et non le tribunal étatique. Le tribunal de première instance a décidé qu’il était compétent, mais la 45ème chambre civile de la Cour d’appel d’Istanbul a annulé cette décision en estimant que le tribunal arbitral était effectivement compétent pour traiter cette contestation.
La Cour de cassation turque a précisé qu’en principe, la loi sur l’arbitrage international (le MTK) ne s’applique pas aux deux litiges en question car le lieu de l’arbitrage n’a pas été déterminé en Turquie dans le contrat entre les parties et la loi n’a pas été choisie par les parties ni par le tribunal arbitral. Cependant, exceptionnellement (article 1), les articles 5 et 6 de la loi sont applicables même si le lieu de l’arbitrage est déterminé en dehors de la Turquie. Par conséquent, lorsqu’une demande de mesure provisoire est présentée dans le cadre d’un litige portant sur un arbitrage comprenant un élément d’extranéité, l’article 6 de la loi sera applicable.
Le dernier paragraphe de l’article 6 de MTK stipule que « les décisions de mesures provisoires/conservatoires ou de saisies conservatoires accordées par le tribunal étatique sur demande de l’une des parties avant ou pendant la procédure d’arbitrage, deviennent caduques automatiquement lorsque la décision de l’arbitre ou du tribunal arbitral est rendue exécutoire ou lorsque la demande est rejetée par l’arbitre ou le tribunal arbitral ».
Selon la Cour de cassation, « cet article de la loi, lorsqu’il est évalué en tenant compte de l’exposé de sa motivation, ne semble pas conférer au tribunal arbitral le pouvoir de modifier ou d’ordonner aux parties de se désister d’une mesure provisoire prise par le tribunal étatique…En conséquence, les recours contre les décisions de mesure provisoire prises par les tribunaux turcs pourront être examinés par les tribunaux turcs, indépendamment du fait qu’une action en arbitrage ait été ou non intentée ».
Le motif de l’adoption de l’article 6 de la loi, mentionné par la Cour de cassation est le suivant : « les mesures provisoires ou les saisies conservatoires accordées par le tribunal étatique avant ou pendant la procédure d’arbitrage ne peuvent pas être annulées par la décision de l’arbitre ou du tribunal arbitral. C’est pourquoi l’article 6 prévoit que les mesures conservatoires ou les saisies conservatoires deviennent caduques automatiquement lorsque la demande en arbitrage est rejetée par l’arbitre ou le tribunal arbitral ou que la décision de l’arbitre est rendue exécutoire. »
La présence d’un tel article dans la loi MTK et sa motivation sont en contradiction avec l’objectif de la loi, qui est de favoriser le développement de l’arbitrage. L’arbitre, qui est la juridiction la plus compétente pour déterminer quand une mesure provisoire doit être levée ou modifiée, est celui désigné par les parties pour rendre une décision sur le fond du litige. Dans la pratique de l’arbitrage international, notamment l’arbitrage ICSID (par exemple, Amco Asia Corporation et autres contre la République d’Indonésie, ICSID, dossier no ARB/81/1), il est généralement admis que les arbitres ne sont pas liés par les décisions de mesures provisoires prises par les tribunaux étatiques. Si une demande de mesure provisoire peut être présentée au tribunal étatique en raison de l’urgence de la situation, il appartient ultérieurement à l’arbitre, compétent pour le fond du litige, de modifier cette mesure ou d’ordonner aux parties de renoncer à une mesure préalablement obtenue auprès d’une juridiction étatique.
La motivation de la Cour de cassation est en contradiction avec les principes du droit de l’arbitrage et l’économie de la procédure. Selon ces principes, c’est le tribunal arbitral qui est compétent pour trancher le litige principal et pour statuer sur les éventuelles contestations de mesures provisoires accordées par le tribunal étatique avant la procédure d’arbitrage.
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